
Le détective Robinson était sorti du poste de police en silence. Il descendit lentement la rue Elgin, traversa Metcalfe et s’engagea dans la rue Sparks, le col du manteau relevé, les yeux sombres. Il marchait d’un pas mesuré, attentif aux détails : aux alignements des porches, aux encoignures d’ombre, aux reliefs usés des façades.
À mesure qu’il avançait, il s’efforçait de reconstituer, geste par geste, la dernière promenade de D’Arcy McGee, à partir des informations du dossier qu’il venait de lire au poste de police.
Nous sommes le 7 avril, à deux heures du matin. Le député D’Arcy McGee vient de quitter la Chambre après un discours que plusieurs avaient salué comme l’un des plus vibrants de sa carrière. Il marche avec un compagnon jusqu’à l’angle de Sparks et Metcalfe. Puis il poursuit seul. La nuit est claire, lumineuse, avec cette blancheur tranquille que donne parfois la lune quand l’air est sec. D’Arcy McGee remonte la rue Sparks, peut-être légèrement courbé sous l’effort de la journée, sa canne battant la cadence sur le trottoir inégal. Et quelque part, dans l’ombre, un homme guette.
Robinson ralentit à hauteur de la pension de Mme Trotter. Le porche de la pension est là, vieilli, légèrement déformé. Trois portes se succèdent : l’entrée du bar, la porte donnant sur le couloir des pensionnaires, et enfin celle, plus étroite, qui mène à l’escalier de service. Le bois, terni par le temps, porte encore les traces du drame.
Le détective s’arrêta à quelques pas et fit pivoter son regard vers l’alignement opposé : l’endroit exact où, selon le dossier, le tireur se dissimulait dans l’ombre d’un porche, du côté sud de la rue.
Le meurtrier est là. Figé. Le souffle retenu. L’arme déjà chargée. La casquette rabattue sur le front. Il connaît les allées et venues du député. Il l’a suivi, peut-être depuis le Parlement, ou bien il est posté là depuis longtemps déjà.
Robinson recula de quelques pas et s’arrêta.
C’est là. Quinze, vingt verges tout au plus. L’arme : un revolver de poche, calibre. 32. Le canon levé. La main ferme. Un pas précipité. Un angle net.
BANG.
La balle pénètre par la nuque, traverse le cou, brise la mâchoire, explose dans la bouche et vient se ficher dans le panneau de bois de la porte, celle que le député fixe à cet instant précis. D’Arcy McGee s’effondre en silence, comme vidé d’un seul souffle. Il tombe contre le chambranle, puis glisse lentement, s’affaisse sur le seuil. Les genoux pliés. Le dos courbé. Une main agrippée à la pierre.
Se remémorant les informations du dossier, Robinson voit à présent la propriétaire de la pension, Mary Ann Trotter, couchée sur un canapé à l’intérieur.
La femme entend du bruit sous la fenêtre et croit reconnaître les pas de son fils. Puis un étrange frottement de doigts. Rythmique. Insistant. Presque nerveux. Elle ouvre une première porte : le bruit cesse, puis reprend. Une odeur âcre de poudre monte jusqu’à elle. Elle ouvre de nouveau, à moitié, attend. Rien. Puis, poussant davantage la porte, elle aperçoit une silhouette contre le mur : un homme qui tente de se retenir à la pierre. Elle croit à un malaise, sort, s’approche. Le sang est partout. Le corps s’agite, convulse, puis se fige.
Le détective ferma les yeux un instant.
Le corps. La canne tombée. Le chapeau roulé à quelques pas. On sent presque cette odeur de poudre que Mme Trotter avait décrite : sèche, mordante, suspendue dans l’air.
Le meurtrier prend la fuite. Surpris par l’écho du coup. Par la proximité de la mort. Il recule. Trébuche. Se cogne contre le poteau télégraphique. Il jure. Se tient le visage. Un homme en manteau noir, casquette basse, filant à toute allure dans la ruelle. Le visage crispé sous l’effet de la douleur.
Robinson recula encore d’un pas et contempla la façade de la pension.
Les mains sous le corps ensanglanté. La lampe que Mme Trotter brandit dans la nuit. Le sang tiède qui coule sans coaguler. Tout cela est encore là. Dans la pierre. Dans le bois. Dans la mémoire des lieux.
Et pourtant, ce que Robinson voyait, ce qu’il tenait entre ses doigts — le dossier, les témoignages, les récits tremblants — n’était qu’un échafaudage incertain. Quelque chose clochait. Était-ce vraiment Whelan ? Il était peut-être là, dans les parages, au moment du crime. Du moins, rien ne permettait de l’exclure avec certitude. Mais avait-il vraiment tiré ? Rien, dans son attitude, ne révélait la froide détermination d’un homme prêt à tuer. Il parlait trop, ou pas assez. Comme s’il jouait un rôle dont il n’avait pas bien appris les répliques. Et cette arme retrouvée si vite. Ce témoin si bien placé… Cela ressemblait davantage à un scénario bâclé.
Au fond, ce n’était pas tant la culpabilité de Whelan qui le troublait que l’étrange commodité de cette culpabilité.
Le détective resta un long moment immobile, absorbé, comme s’il attendait que les murs eux-mêmes se mettent à parler. Puis, redressant son col, il tourna les talons et repartit lentement, cherchant une auberge pour se restaurer.
***
Dans l’après-midi, Robinson pénétra dans l’un des salons privés du Russell House. L’intérieur baignait dans une pénombre douce, trouée par les lueurs vacillantes du feu. Une odeur de thé donnait à la pièce l’atmosphère douillette d’un refuge temporaire, entre deux affaires criminelles.
Miss Dupuis, assise dans son fauteuil, le maintien irréprochable, évoquait moins une enquêtrice qu’une héroïne de roman sentimental prise au piège d’un drame judiciaire. Une jambe croisée sur l’autre avec une désinvolture étudiée, ses doigts gantés de fin cuir brun jouaient avec l’anse vide d’une tasse à thé. En l’apercevant, elle releva vers lui un regard aux reflets d’acier, tempérés de moquerie.
— Ah, te voilà… Je pensais que tu m’avais troquée contre une conversation protocolaire et une soupe tiède avec O’Neill.
— Excuse-moi, Thérèse, répondit-il en ôtant ses gants avec lenteur. Je croyais t’avoir indiqué une heure précise. Me serais-je fourvoyé ?
— Oh non, rassure-toi, mon cher. C’est moi qui suis arrivée trop tôt, comme toute femme curieuse bien élevée. Et puis, il faisait froid dehors… j’ai cédé à la tentation d’un feu et d’un thé. Voilà qui en dit long sur mes passions.
Il posa son chapeau, puis s’installa dans le fauteuil face à elle. Une théière en argent, ventrue et un peu boudeuse, reposait sur un plateau, escortée de deux tasses dont l’une seulement portait les traces d’un usage récent.
— Tu vois, fit-elle en désignant le service avec une moue gracieuse, j’ai bu presque tout le thé. Le crime était prémédité.
— Tant que tu ne me reproches pas d’avoir dérobé les petits gâteaux…
— Je ne t’en aurais pas laissé une miette de toute façon. Les détectives doivent rester affûtés, non empâtés comme des notaires de campagne.
— Voilà donc pourquoi je suis toujours sur les nerfs, murmura-t-il en retirant son manteau. Faim chronique et meurtres fréquents. Une vie d’ascète, en somme.
Elle rit, un rire bas, modulé, presque musical. Puis, s’appuyant d’un coude sur l’accoudoir, elle le regarda avec une tendresse sceptique.
— Alors, cher martyr, préfères-tu d’abord pleurer sur ton estomac ou entendre le compte rendu indigeste de mes découvertes ? Promis, je tâcherai d’être concise, autant que peut l’être une femme curieuse, méthodique et bien renseignée.
— Je suis tout ouïe, Thérèse. Mais ménage mes nerfs : ils ne sont plus ce qu’ils étaient.
Elle hocha la tête, faussement grave, puis croisa les mains sur ses genoux, dans la posture d’une institutrice s’apprêtant à livrer ses observations.
— J’ai vu, j’ai entendu, j’ai flairé, comme une chienne de chasse bien dressée. Et selon moi, la mort de Leamy ne tient pas au noble mobile de la vengeance.
— Tu en es sûre ?
— Aussi sûre qu’on peut l’être après avoir passé des journées à converser avec des hommes qui vous répondent comme si vous leur demandiez leur dernière confession. Des hommes qui vous regardent comme une vitrine brisée parce qu’on ose leur poser des questions sensées. Et surtout, des hommes capables d’entendre une femme seulement si elle parle de leur repas ou de leurs effets à repasser.
Elle redressa le buste, croisa les jambes dans l’autre sens et reprit :
— Laviolette, pour commencer. Un alibi aussi bétonné que son haleine était chargée ce jour-là : il cuvait une cuite monumentale chez sa sœur. D’après elle, il aurait vidé « tout ce que le Bon Dieu interdit un dimanche ».
— Un soulard, en somme.
— Exactement. Mais pas un assassin. Il a préféré noyer sa colère dans l’alcool plutôt que dans le sang. Et ça, vois-tu, ça le rend presque attendrissant.
— Et Ti-Louis ?
— Un cœur d’enfant dans un corps d’homme. Il n’aurait pas su tuer, ni même se défendre. Il erre comme un esprit des bois, toujours à la scierie, toujours au bord de quelque chose qu’il ne comprend pas. Il est de ceux qu’on oublie en les regardant.
— Et Eddy ?
— Froid comme un tiroir de morgue, calculateur, dur. Oui. Mais jamais imprudent. Il avait déjà tout gagné. Tuer Leamy aurait été une faute, et ce n’est pas un homme qui commet des fautes. Il planifie, il avance à pas feutrés. Le sang sur les mains, c’est pour les domestiques.
— Et s’il avait appris pour Clarissa ? Cela suffirait à éveiller quelque rage paternelle, non ?
— Une belle idée… mais trop romanesque, hélas. S’il avait su, toute la ville l’aurait su. Rexie Leamy l’aurait su. Et crois-moi, cette femme, si elle avait possédé ce genre de cartouche, aurait fait feu sans hésiter. Non, Silas. Cette liaison était clandestine, aussi bien dissimulée qu’un billet doux dans le livre de prières d’une Irlandaise pieuse.
Elle prit une dernière gorgée de thé, reposa la tasse avec précaution, et conclut, d’un ton las, mais encore teinté de théâtre :
— Me voilà donc, désemparée, avec mes suspects qui se dissolvent comme neige d’avril.
Robinson resta silencieux un instant, absorbé par la respiration même du feu qui crépitait encore dans l’âtre. Il saisit la théière, en versa le reste dans une tasse avec la lenteur calculée de celui qui avance une pièce sur un échiquier où chaque mouvement pèse, puis prit la soucoupe avec une précaution cérémonieuse.
— Donc… s’il ne reste plus de suspect de ton côté, dit-il enfin, la voix basse, il ne me reste qu’une seule hypothèse.
— J’écoute, dit-elle avec un sourire en coin. Mais si c’est encore une de tes théories alambiquées, je te préviens : je vais avoir besoin d’un plan, d’un schéma… et d’un remontant.
— Rassure-toi. Rien de tel. Voici mon idée : la mort de Leamy n’est peut-être pas indépendante de celle de D’Arcy McGee.
— Tu parles d’un lien politique ? demanda-t-elle, cette fois sans ironie.
— C’est plausible. D’Arcy McGee s’était aliéné les plus virulents : sociétés secrètes, nationalistes exaltés, intrigants aux visées floues. Et Leamy… était l’un de ses proches. Un homme bien placé. Trop bien, peut-être. Il a pu entendre ce qu’il ne fallait pas.
Robinson vida sa tasse d’un trait, le goût désormais tiède ne semblant pas le rebuter, puis s’en versa une autre, le geste machinal trahissant une agitation rentrée. Miss Dupuis s’appuya davantage dans le creux de son fauteuil, son regard toujours posé sur lui, attentif.
— Et ce détective O’Neill, alors ? Tu l’as vu ce matin, non ?
— Un homme méthodique, oui. Mais ses certitudes m’inquiètent. Il a déjà tranché dans sa conviction, et tout ce qui ne cadre pas est relégué au rang de détail négligeable. Il est sous pression, et cela se sent. Il m’a accueilli avec politesse, sans chaleur. Comme on reçoit un cousin imposé par testament.
— Ce qui est, en somme, ton cas, répondit-elle avec une douceur moqueuse.
— En effet. Il m’a néanmoins permis de voir Whelan.
— Et alors ? Ce Whelan ? Ressemble-t-il au coupable que l’on fabrique, ou à l’innocent qu’on sacrifie ?
— Il est jeune. Nerveux, mais pas brisé. Il proclame son innocence avec une conviction presque trop parfaite. Il dit qu’il dormait chez lui, qu’il n’a jamais suivi D’Arcy McGee ce soir-là sur la rue Spatks, qu’on l’a pris pour cible en raison de ses idées.
— Il a admis appartenir aux Fenians ?
— Il s’en dit sympathisant, mais nie toute participation active. Cela dit, on devine entre les mots une approbation tacite pour ceux qui ont osé. Rien de ce qu’il m’a dit n’est une preuve, seulement des positions. Quant à son revolver retrouvé, il jure qu’il ne l’a jamais utilisé.
— Rien de décisif, donc, dit Miss Dupuis. Juste assez pour accuser. Pas assez pour comprendre.
— Exactement. Et je dirais ceci : O’Neill semble vouloir refermer l’affaire à toute force à cause des pressions qui pèsent sur ses épaules. Il veut se débarrasser de ce fardeau comme on veut s’éloigner d’un nid de guêpes. Ce qui, à mes yeux, est une raison suffisante pour l’ouvrir de nouveau. Trop de flou. Trop de choses écartées comme secondaires. Trop de « coïncidences ».
— Tu vas te faire haïr de ton collègue. Marcher sur ses plates-bandes, c’est piétiner son honneur.
— Je n’en suis pas sûr. Je crois au contraire qu’il espère que je voie ce qu’il n’a pas le droit d’examiner. Il est ligoté par ses supérieurs.
— Et tu crois, toi, que le véritable assassin court toujours les rues ?
— Je ne l’exclus pas. Plus je me détourne des certitudes d’O’Neill, plus j’ai le sentiment qu’un rideau n’a pas été tiré.
— Et tu comptes faire quoi ? Aller tirer ce rideau toi-même ?
— Je dois voir Louis-Georges Brassard.
— Qui donc ? Ce nom ne me dit rien.
— Mais si ! Je t’en ai parlé hier. Brassard est greffier adjoint à la Chambre des communes. Un homme discret, très au fait des équilibres politiques. Il m’a été précieux naguère, lors de ma première enquête officielle.
— Et il va parler ? Dans cette ville, on préfère souvent mourir que de dire ce qu’on pense.
— Il me fera confiance. Nous avons échangé hier. Il m’a invité à souper ce soir, dans un restaurant de la Basse-Ville qu’il affectionne.
— Tu as donc encore une belle part de mystère à digérer avant le dessert.
Miss Dupuis décroisa les jambes avec grâce et déposa sa tasse sur le meuble bas dans un geste mesuré. Elle se leva, l’allure assurée, et se dirigea vers la chaise où reposait son chapeau, un élégant feutre sombre, bordé d’un ruban de velours prune, orné d’un nœud discret sur le côté. Elle le prit du bout des doigts, le redressa d’un geste précis, puis tourna vers Robinson un regard calme, mais résolu, où perçait déjà une décision arrêtée.
— Quant à moi, Silas, j’en ai assez. L’affaire Leamy, pour moi, est close. Après des jours passés à patauger dans les copeaux, à arracher des demi-aveux à des hommes qui sentent la sueur et le silence, je te laisse la suite. Les complots, les députés, les trahisons : c’est ton domaine.
Puis elle ajouta d’un ton mi-solennel, mi-badin :
— Et tu sais, je suis une ressource précieuse pour le bureau de Montréal. Je sens que Kelly et Morin profitent déjà de mon absence pour saccager mes dossiers. Ils doivent fouiller dans mes tiroirs comme dans une confiserie.
Un sourire vint fendre le visage de Robinson, discret, mais sincère.
— Je leur rapporterai ton… opinion. Ils en seront très émus.
— Tu ne feras rien de tel, répliqua-t-elle sans se retourner. Je prends le bateau qui vient de Kingston demain matin. Il part à l’aube. Si tu es déjà réveillé, tu viendras me saluer. Mais j’ai mes doutes.
— Tu es certaine de vouloir repartir ?
— Je sais reconnaître la fin d’un acte. Ici, mon rôle est terminé. Je te laisse la scène… et tes révélations à tiroirs. Moi, je rentre là où les planchers sont secs, le thé bien chaud et les meurtres… plus simples, du moins en apparence.
Robinson se leva lui aussi, son regard la suivant comme on regarde partir un train familier qu’on ne retient pas.
— Nous pourrons nous télégraphier si besoin.
— Bien sûr. Mais pas de messages codés ni de fioritures à la Lord Byron. Une phrase claire suffira. « Suis en danger. Viens. »
Ils se regardèrent longuement, sans sourire, avec cette gravité douce qui naît des complicités trop anciennes pour être dites.
— Porte-toi bien, Silas, dit-elle enfin, une lueur d’inquiétude voilée dans la voix. Ces affaires-là se terminent plus souvent dans une ruelle glacée qu’au coin du feu.
— Tu sais, Thérèse, que je ne manque ni de prudence ni de ressources.
— C’est justement pourquoi je te laisse les tâches les plus douteuses.